Les facéties d'Hippocrate - Morceaux choisis - La mort
LA MORT
Toute la famille est là. Le grand-père, la grand-mère, leur fils, leur belle fille et le petit-fils. Ils vivent assez loin de la ville, en pleine cambrousse, à l’ancienne. Le fils élève des oies … Il fait du foie gras, des gésiers, du confit. La mamie dort à moitié, avachie sur son siège … C’est elle dont je m’occupe. Le gamin est intenable … Il fait le tour de la salle d’attente en imitant le dernier Airbus ! Les autres sont assis … bien droits … les genoux serrés. Lorsque j’arrive, leurs yeux se tournent vers moi, m’interrogent … C’est tendu. Je l’ai déjà vu il y a quinze jours, la grand-mère … Elle avait des douleurs qui ne la lâchait plus … Partout … Des journées et des nuits de souffrance. J’ai tout de suite tiqué … En dehors de ses douleurs pas catholiques, elle avait remarqué autre chose … Des selles noires comme de l’ébène … « Luisantes » elle disait.
J’ai déclenché tout de suite l’offensive : examens du sang et des selles, radiographies, échographie abdominale, scintigraphie osseuse, coloscopie. J’ai déjà tous les résultats … Et c’est pas brillant … Elle a un cancer intestinal bien avancé, ma malade … Avec des métastases partout … Dans les os, le foie, les poumons. La famille ne se fait pas trop d’illusions … Ils ont bien vu qu’elle ne tournait pas rond leur mamie … « Elle est épuisée depuis un moment » m’ont-ils dit. Il n’y a que le petit qui ne se doute de rien. Lui, il est dans l’avion ! Il décolle puis atterrit dans la salle d’attente en faisant un vacarme du diable.
Je fais entrer tout mon monde dans le bureau. Je ne sais pas pourquoi dans ces cas-là, j’ai plus l’impression d’être notaire que médecin. J’ai le sentiment d’organiser une mauvaise réunion de famille … Celle où l’on apprend une vérité difficile à entendre.
L’aïeule est un peu déconnectée. La dernière fois, j’ai prescrit du lourd … Pour qu’elle oublie un peu son mal …
Certains prétendent qu’il faut dire la vérité au malade … Du genre : « Mettez vos affaires en ordre ! ». Moi je peux pas ! Ça me fait de la peine de la voir flipper, la grand-mère.
Je me contente d’envoyer un gros signe de connivence à mon gaveur d’oie … Je fais quelques pirouettes … Et j’embrouille le reste de la famille … Et je trouve que c’est bien mieux comme ça. Le môme aurait presque l’air d’approuver … Il nous réalise un décollage impeccable … Dans un bruit infernal … Toutes ailes déployées !
A suivre ...
Faut-il toujours dire la vérité au malade ?
Avez-vous déjà connu une telle situation ? Et qu'avez-vous pensé de l'attitude du médecin ?